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L'envers et l'endroit ...
26 mars 2013

"Labyrinthe de vivre"

Extrait de : Le Mythe d’Icare, Traité du désespoir et de la béatitude – Tome 1, de André Comte-Sponville

 

Courbet disait à ses élèves : « Cherche si, dans le tableau que tu veux faire, il y a une teinte encore plus foncée que celle-là ; indiques-en la place, et plaque cette teinte avec ton couteau ou la brosse ; elle n’indiquera probablement aucun détail dans son obscurité. Ensuite, attaque par gradations les nuances les moins intenses, en t’essayant à les mettre à leur place, puis les demi-teintes ; enfin tu n’auras plus qu’à faire luire les clairs… ». Cela vaut aussi pour la pensée. Il faut commencer par le plus sombre, chercher « le vide, et le noir, et le nu », et dégager progressivement la lumière. Car la nuit est première. On n’aurait pas besoin autrement de penser. Il faut commencer par le désespoir.

 

Cette « nuit obscure » de la pensée, c’est le silence. Il faut beaucoup de temps pour y atteindre, et beaucoup de courage. Car jeunesse est bavarde, par impatience, et vieillesse aussi, le plus souvent, par lâcheté. Il faut d’abord se taire, et rentrer en soi. Car la nuit est en nous, point ailleurs, et en nous aussi la lumière. Mais il faut commencer par la nuit, vide et vague, et y séjourner longtemps. Avant le premier jour et le premier matin, il y a l’infini des nuits. Avant le premier mot, l’éternité du silence.

 

Il faut commencer par la solitude. Les autres nous distraient, nous divertissent, et nous éloignent de l’essentiel. Nous-mêmes ? Non. L’essentiel est en moi, mais n’est pas moi. En moi (dans mon corps) : ce vide. Il faut commencer par ce vide. Il faut commencer par l’angoisse. Et que serait l’angoisse sans la solitude ? Les autres me donnent l’impression d’exister, d’être quelqu’un, quelque chose… Alors que la solitude, pour qui la vit sans mentir, me révèle mon néant, m’enseigne ma vanité, le vide en moi de ma présence. Vérité de l’angoisse. Je découvre alors que je ne suis rien, qu’il n’y a rien en moi à découvrir, rien à comprendre, rien à connaître, que ce rien même. Solitude et silence : la nuit de l’âme.

 

Il faut commencer par cette nuit. S’y arrêter. Affronter cette angoisse. C’est pourquoi beaucoup ne commencent jamais, et tournent en rond aux portes d’eux-mêmes. Bavardage et divertissement, jeux du sens et de l’illusion, tours et détours du monde et de l’âme : labyrinthe. Mais parfois certains s’en lassent. Il y a des jours, on ne supporte plus le bavardage. On s’arrête. Enfin le silence. Enfin la solitude. Et l’angoisse est là comme un grand miroir vide. Ainsi dans le labyrinthe, quand il eut longtemps couru, quand il eut traversé ces milliers de salles, de couloirs, quand il se fut tellement perdu dans tous ces tours et détours, dans tous ces coins et recoins, dans toutes ces sinuosités sans nombre, d’impasse en impasse, de faux-fuyant en faux-fuyants, et toujours les mêmes portes, toujours les mêmes murs, il y eut un moment sans doute où Icare, épuisé, à bout de forces et de courage, hors de souffle et d’espérance, comprit qu’il n’y avait pas d’issue, nulle part, que sa course était vaine et folle, tous ses efforts inutiles, et tout espoir illusoire. Alors il s’arrêta. Et je devine le bruit de son souffle, et ce silence en lui comme une mort. Ou peut-être il n’eut pas besoin de courir, connaissant d’avance le génie sans faille de son père… Qu’importe. Je l’imagine assis par terre, le dos contre un mur, la tête sur les genoux… Et soudain la sérénité étrange qui le saisit. L’angoisse qui s’annule à l’extrême d’elle-même. Le désespoir.

 

Commencer par l’angoisse, commencer par le désespoir : aller de l’une à l’autre. Descendre. Au bout de tout, le silence. La tranquillité du silence. La nuit qui tombe apaise les frayeurs du crépuscule. Plus de fantômes : le vide. Plus d’angoisse : le silence. Plus de trouble : le repos. Rien à craindre ; rien à espérer. Désespoir.

 

(Le désespoir – pas la tristesse. Et même : le désespoir contre la tristesse. Car la tristesse n’est jamais que la déception d’un espoir préalable. Et nul espoir qui ne soit déçu, qui n’ait son lot de tristesse et d’inquiétude. Pièges du temps. Labyrinthe de vivre. Alors que le vrai désespoir – s’il est possible – ne saurait être triste : sans quoi il ne pourrait qu’espérer la fin de sa tristesse, et s’annulerait dans cette contradiction. Si la tristesse est un état négatif, le désespoir, au sens où je le prends, est un état neutre. Il est le degré zéro de l’espérance. Rien de plus ; rien de moins. C’est une espèce d’état sans avenir [puisqu’il n’est pas d’avenir qui ne soit d’espérance], dont il s’agit précisément d’évaluer la possibilité et les conséquences. Le désespoir, c’est le présent lui-même. Autrement dit : l’éternité de vivre. Le mot pourtant me gêne quelque peu, je l’avoue, pour ce qu’il évoque d’apparemment négatif ou triste, pour ses connotations de mélancolie, de vague à l’âme ou, pour tout dire, de romantisme. Si j’avais le goût des néologismes, j’eusse volontiers utilisé celui d’inespoir, comme faisait Mounier, et en un sens assez proche : « non pas le deuil de l’espoir mais son constat de défaut… ». Car c’est un peu cela – ce constat – que je voudrais après d’autres penser ; jusqu’au bout, si c’est possible, c’est-à-dire jusqu’à sa limite, et jusqu’en cet extrême où la béatitude à son tour devient pensable. Mais ce mot d’inespoir ne s’est pas imposé. C’est d’ailleurs justice, car le désespoir, même le plus neutre, n’est jamais un état originel ; il suppose toujours la force préalable d’un refus. L’espoir est premier ; donc : il faut le perdre. Le dés-espoir indique cette perte, qui n’est pas d’abord un état, mais une action. Le désespoir vient toujours après. Il est l’oiseau de Minerve de l’âme, et son commencement. Ainsi, dans l’histoire des nombres, l’invention ultime du zéro. L’enfant, lui, croit d’abord au Père Noël…).

 

 …Descendre au plus bas, et puis remonter – si l’on peut. Mais il faut descendre. Parce que, dit Démocrite, « La vérité est au fond de l’abîme » .

 

P6143846

 

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